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La chanson de Craonne, éclairage sur la Grande Guerre

lundi 20 avril 2015, par Anne Claude Meunier

Première chanson pacifiste du XXème, la Chanson de Craonne est un symbole de la Grande Guerre, décrivant une vision réaliste du quotidien, des doutes, de la souffrance des soldats dans les tranchées.

Craonne est un village de Picardie au nord de Reims qui a été entièrement détruit lors des batailles du Chemin des Dames.

La chanson évoque la souffrance des soldats, elle a été écrite d’après une chanson "tube" de l’époque : Bonsoir M’amour de Charles Sablon, que vous pouvez entendre ICI.

Paroles originales :

Un joli teint frais de rose en bouton,
Des cheveux du plus beau blond,
Ouvrière humble et jolie,
Ell’ suivait tout droit sa vie,
Lorsqu’un jeune homm’ vint, comm’ dans un roman,
Qui l’avait vue en passant,
Et qui, s’efforçant de la rencontrer,
S’était mis à l’adorer.
Et, timide, un soir que la nuit tombait,
Avec un sourire il lui murmurait :

Refrain  :

"Bonsoir m’amour, bonsoir ma fleur,
Bonsoir toute mon âme !
O toi qui tient tout mon bonheur
Dans ton regard de femme !
De ta beauté, de ton amour,
Si ma route est fleurie,
Je veux te jurer, ma jolie,
De t’aimer toujours !"

Ça fit un mariage et ce fut charmant ;
Du blond, du rose et du blanc !
Le mariag’ c’est bon tout d’même
Quand c’est pour la vie qu’on s’aime !
Ils n’eur’nt pas besoin quand ils fur’nt unis
D’faire un voyag’ dans l’ midi :
Le midi, l’ciel bleu, l’soleil et les fleurs,
Ils en avaient plein leur cœur.
L’ homme, en travaillant, assurait l’av’nir
Et chantait le soir avant de s’endormir :

Refrain

Au jardin d’amour les heureux époux
Vir’nt éclore sous les choux,
Sous les roses ou sous autr’chose
De jolis p’tits bambins roses ?
Le temps a passé, les enfants sont grands,
Les vieux ont les ch’veux tout blancs
Et quand l’un murmure : "y a quarante ans d’ça !"
L’autre ému répond : "Déjà !"
Et le vieux redoute le fatal instant
Où sa voix devrait dire en sanglotant :

Refrain

"Adieu, m’amour ! adieu, ma fleur !
Adieu toute mon âme !
O toi qui fit tout mon bonheur
Par ta bonté de femme !
Du souvenir de ses amours
L’âme est toute fleurie,
Quand on a su toute la vie
S’adorer toujours !"

Comme souvent, la mélodie a été conservée et les paroles adaptées au contexte, elle est transmise de façon orale pendant la guerre et en fonction des différents lieux de combat. En 1915, c’est la Chanson de Lorette, avec comme sous-titre "complainte de la passivité triste des combattants", évoquant la bataille de Notre-Dame de Lorette (mai-juin 1915) :

Chanson de Lorette :

Quand au bout d’huit jours
Le r’pos terminé,
Nous allons reprend’ les tranchées,
Notre vie est si utile
Car sans nous on prend la pile.
Oui, mais maintenant
On est fatigué
Les hommes ne peuv’ plus marcher
Et le coeur bien gros
Avec des sanglots
On dit adieu aux civlots.

Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C’est à Lorette, sur le plateau,
Qu’on doit laisser not’ peau
Car nous sommes tous condamnés
C’est nous les sacrifiés !

Huit jours de tranchées,
huit jours de souffrance,
Pourtant on a l’espérance
C’est enfin la relève
Que nous attendons sans trêve.
Quand avec la nuit, dans le profond silence,
On voit quelqu’un qui s’avance,
C’est un officier de chasseurs à pied,
Qui vient pour nous remplacer.
Doucement dans l’ombre,
sous la pluie qui tombe
Nos petits chasseurs viennent chercher leur tombe.

C’est malheureux d’voir
sur les grands boulevards
Tant d’cossus qui font la foire ;
Si pour eux la vie est rose,
Pour nous c’est pas la même chose.
Au lieu de s’promener,
tous ces embusqués,
F’raient mieux de venir dans la tranchée
Tous nos camarades
Sont étendus là
Pour sauver les biens de ces messieurs là

C’est à votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l’plateau,
Car si vous voulez faire la guerre,
Payez-la de votre peau !

En 1916, elle évoque la bataille de Verdun, avec un extrait des paroles ici :

"Quand on est au créneau
Ce n’est pas un fricot,
D’être à quatre mètres des Pruscos.
En ce moment la pluie fait rage,
Si l’on se montre c’est un carnage.
Tous nos officiers sont dans leurs abris
En train de faire des chichis,
Et ils s’en foutent pas mal si en avant d’eux
Il y a de pauvres malheureux.
Tous ces messieurs-là encaissent le pognon
Et nous pauvres troufions
Nous n’avons que cinq ronds.

Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu à toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Verdun, au fort de Vaux
Qu’on a risqué sa peau"

En 1917, elle devient la Chanson de Craonne, restée célèbre sous ce nom, et connue pour être une des premières chansons pacifistes de l’histoire du vingtième siècle.

Ecoutez-la ICI.

"Quand au bout d’huit jours le r’pos terminé
On va reprendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile
Mais c’est bien fini, on en a assez
Personne ne veut plus marcher
Et le cœur bien gros, comm’ dans un sanglot
On dit adieu aux civ’lots
Même sans tambours, même sans trompettes
On s’en va là-haut en baissant la tête

Refrain :
Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés

Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance
Pourtant on a l’espérance
Que ce soir viendra la r’lève
Que nous attendons sans trêve
Soudain dans la nuit et dans le silence
On voit quelqu’un qui s’avance
C’est un officier de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer
Doucement dans l’ombre sous la pluie qui tombe
Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes

Refrain

C’est malheureux d’voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font la foire
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c’est pas la même chose
Au lieu d’se cacher tous ces embusqués
F’raient mieux d’monter aux tranchées
Pour défendre leur bien, car nous n’avons rien
Nous autres les pauv’ purotins
Tous les camarades sont enterrés là
Pour défendr’ les biens de ces messieurs là

Refrain :
Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront
Car c’est pour eux qu’on crève
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros
De monter sur le plateau
Car si vous voulez faire la guerre
Payez-la de votre peau"

Cette chanson a été interdite en France jusqu’en 1974, date à laquelle le Président Valéry Giscard d’Estaing la réhabilite et autorise sa diffusion sur les ondes.

Quelles sont les raisons de cette censure ?

  • Elle donne l’image d’hommes démotivés, fatigués, démoralisés et semble prôner l’anti-militarisme : "c’est bien fini, on en a assez", "Personne ne veut plus marcher", "On s’en va là-haut en baissant la tête", "Nous sommes les sacrifiés"...
  • Elle est un appel à la mutinerie : "Mais c’est fini, car les trouffions Vont tous se mettre en grève", "Car si vous voulez faire la guerre Payez-la de votre peau"...

Comme un tableau, la chanson décrit la vie à l’arrière, quand la relève est passée, puis dans les tranchées, où l’on ne va pas le coeur léger et la fleur au fusil. En 1917, déjà trois années de combats, de souffrances se sont écoulées assombries par des milliers de pertes humaines tant du côté français que du côté allemand. C’est aussi dans le dernier couplet et le dernier refrain un reproche aux civils, aux "bourgeois" ("ces gros qui font la foire") qui ne font pas la guerre, qui préfèrent s’amuser et dont c’est le tour d’aller mourir dans les tranchées ("Ce s’ra votre tour, messieurs les gros De monter sur le plateau Car si vous voulez faire la guerre Payez-la de votre peau").

Ce qu’il faut retenir :

  • Dans la version de Bonsoir m’amour, l’instrumentation est l’accordéon et un orchestre à cordes. C’est une chanson populaire très appréciée du début du siècle, une valse, danse de couple très prisée à l’époque. Elle évoque la légèreté.
    Dans la version de La Chanson de Craonne, l’accordéon est seul, piano du pauvre c’est un instrument qui pouvait être retrouvé à l’arrière lorsque les soldats avaient été relevés. Il accentue là l’aspect tragique de la situation dans les tranchées, la souffrance et le désespoir. Les deux versions ont un tempo plutôt modéré.
  • Une chanson construite comme un tableau... Au premier plan dans le premier couplet, les Poilus, et leur désespoir. Au second plan dans le deuxième couplet, l’environnement des Poilus, les tranchées, la mort de ceux qui font la relève. Au troisième plan, messieurs les gros, ceux qui ne se battent pas.
  • Un dernier refrain différent des autres comme dans la chanson originale Bonsoir m’amour. Le dernier refrain est un appel à la grève, à la mutinerie et sera entre autres l’une des raisons de la censure de cette chanson.
  • Les différentes versions de la Chanson de Craonne (Chanson de Lorette, de Verdun, de Craonne...) montrent une souffrance omniprésente et un désespoir de plus en plus important.

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